dimanche, 25 juin 2006
Pavillon, d'Alain Tchungui (in Casse n° 13/14)
Ils habitaient un coquet pavillon, bien entretenu, ouvert de plain-pied sur une pelouse au gazon tondu ras et passé au rouleau. Ce jour-là, la jeune femme, allongée sur une chaise-longue près d'un massif de fleurs, lisait dans une revue la vie de Joséphine. Il faisait beau. Elle portait juste une petite robe d'été que le vent doux retroussait par moments. A côté d'elle, sur la table roulante, s'embuait la bouteille d'eau fraîche que son mari venait de lui porter. En tablier de jardinier, il taillait maintenant, avec le plus grand soin, ses parterres de rosiers. On entendait le sécateur cliqueter à intervalles réguliers. Coupant à travers la haie plutôt que d'en faire le tour, un hussard arriva d'on ne sait où. Il portait le bel uniforme chamarré des soldats de l'empereur, shako à plumet sur la tête, pampilles dorées sur la poitrine, et il marchait au pas de l'oie, bras et jambes tendus et haut levés à chaque foulée. On aurait cru un automate.
Sans dire un mot ni jeter un regard aux propriétaires des lieux, le soldat traversa la pelouse, pénétra dans la maison. Il alla droit à la cuisine. Ses talons claquaient sur le sol. L'homme et la femme le suivaient, stupéfaits.
Ils virent qu'il tenait à la main une bouteille dont la base était percée sur le côté. Le soldat mit le pouce sur le trou puis remplit la bouteille au robinet.
Ensuite, tout d'une pièce, il fit demi-tour, sortit de la cuisine et gagna le salon, la plus belle pièce de la maison, toujours bien rangée et dont on se servait seulement les jours de réception. Là, il se dirigea droit vers un chiffonnier en orme blond sur lequel il posa la bouteille. Il la lâcha. L'eau se mit à couler sur la tablette cirée. Le mari se précipita : le bois supporte si mal l'eau... Il saisit la bouteille. Mais, comme en s'agitant, tout ce qu'il parvint à faire fut d'asperger les autres meubles, le papier à ramage, les rideaux de velours, il se résolut à mettre aussi le pouce sur le trou pour arrêter la fuite. Il entreprit alors, la bouteille dans une main, son tablier dans l'autre, de nettoyer les flaques.
Pendant ce temps, le soldat prit l'épouse par le bras, la conduisit dans la chambre. Il la déshabilla, lui retirant d'un coup la petite robe d'été par dessus la tête, ôta son uniforme et son képi. Après avoir allongé la femme nue sur le lit, il la força sans égards.
Le mari accourut, voulut intervenir, mais, embarrassé qu'il était par la bouteille d'eau - les tapis d'Orient pâtissent d'être mouillés - , il ne put rien tenter.
Le soldat se rhabilla, quitta la chambre et regagna l'entrée. Avant de sortir, il se tourna vers le mari, lui prit la bouteille des mains, la vida sur le parquet en chêne.
Puis il se tourna vers la femme. Elle sortait de la chambre, sa robe serrée contre la poitrine. Il claqua les talons et s'inclina vivement.
Ensuite, il sortit, s'éloigna droit devant lui, à la façon d'un automate, bras et jambes tendus et haut levés à chaque foulée, et il choisit, cette fois encore, de couper à travers la haie plutôt que d'en faire le tour. On entendit longtemps ses talons claquer régulièrement contre le sol.
Ce jour-là, il faisait beau. Le livre de Joséphine était tombé dans l'herbe et le vent doux le feuilletait.
in Casse n° 13/14
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mardi, 20 juin 2006
Jacques Simonomis (in Casse n° 4)
Les buffets, de Jacques Simonomis
Les buffets
Nos buffets littéraires étaient toujours pleins : vétérans d'antichambres, placeurs de romans tsé-tsé, quêteurs d'araignée du soir, etc.
Soumis aux toasts à l'anaconda et aux gâteries au pili-pili, arrosés de tafia "Légionnaire", "5 sur 5" ou "Marche ou crève", j'observais les amis sincères.
On apportait les fourmis rouges, les mygales, les papillons. Les indiens Alphabêtas (inventeurs de l'Eldorado) chantaient nos louanges pendant que les aras chipaient les cacahuètes. Il y avait des scènes atroces.
A l'aube, nous entassions les survivants dans un grand pousse-pousse rose qui ne prend pas cher.
Le tatoué
Bébert était tatoué de la tête aux pieds. (Les ports sont durs pour les matafs bourrés). Un dragon logeait sur son torse. Un serpent lui ceignait les reins. Des filles offraient leurs croupes aux lazzis des collègues de douche. Sur ses fesses, deux diables tiraient la langue, prouvant par A+B les visions de madame Mac'Miche.
On ramassa son écorché dans une crique. Les filles s'éclaboussaient sous l'oeil du serpent tendre. Le dragon les couvait de ses membranes bleues et les diables pétaient pour éloigner les squales.
Les cabinets
Maintenant que la tempête avait arraché la porte des cabinets, il fallait profiter d'une accalmie sur l'avenue pour "aller", un journal déplié tenant lieu de pudeur.
On n'entend pas les gens en espadrilles... Un couple de retraités commentait les nouvelles... Je toussotai, remuai, tournai les pages... Ils se plièrent, penchèrent le chef, tordirent le col, attendant mieux. Je leur opposai les petites annonces, les avis nécrologiques, les assassinats du quartier. Rien n'y fit !
Comment mener son affaire dans ces conditions, surtout en province ? Brusquement, je retournai les deux pans du journal ! qui les bouscula, les cogna, les coinça, les lécha, les mordilla, les trouva miam, les dévora, rota, les digéra le ventre plat, avec une grande simplicité pour une ville moyenne.
in Casse n° 4
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